Nous l’avons vu dans la partie précédente, l’essor de l’industrie géospatiale a littéralement transformé notre relation à l’espace en s’immisçant dans notre quotidien. Les armées n’ont pas échappé à cette révolution et si la géographie a toujours été un élément majeur de la stratégie militaire, elle constitue aujourd’hui l’épine dorsale des forces armées modernes. Les transformations qui se sont opérées au sein de la Défense ont profondément été marquées par les nombreux engagements opérationnels depuis la fin de la guerre froide, ces derniers ont impulsé de nouveaux modes de pensées et vu la montée en puissance des capacités spatiales.

Longtemps resté un moteur de l’industrie géospatiale, la Défense a été au cœur des révolutions qui ont successivement transformé ce milieu. Le lancement du système GPS en 1986 en est l’illustre exemple, ce système de positionnement global a vocation purement militaire ne sera ouvert auprès du grand public que quatorze ans plus tard. Il ne faut pas non plus oublier que le logiciel de Google Earth qui a permis d’ouvrir cette industrie au plus grand nombre, est lui-même issu d’un logiciel développé par la startup Keyhole en 2001 (Earth Viewer) au profit forces armées américaines et financé par la National Imagery & Mapping Agency (NIMA). Cependant, la démocratisation de l’industrie géospatiale et l’arrivée de nouveaux acteurs avec l’essor d’internet dès le début des années 2000 va opérer un véritable changement de paradigme et transformer notre société. L’industrie géospatiale commerciale va en quelques années seulement devenir à son tour un moteur et aller jusqu’à influencer le développement de la géographie militaire et son usage. Quels ont été ces impacts et leurs enjeux ? Comment les armées se sont elles adaptées face à ces changements ? De quoi la géographie militaire de demain sera faite ?

La Guerre du Golfe, l’électrochoc

L’engagement français dans le conflit du Golfe en 1990 va être révélateur et riche en enseignements pour les forces armées, il va permettre à la géographie militaire de revenir au au devant de la scène. Si le conflit du Golfe témoigne d’une mutation du contexte international post guerre froide, il confronte la géographie militaire à de nouveaux enjeux:

  • Il faut désormais maîtriser l’espace global pour faire face à des conflits dont la localisation et les forces ennemies ne sont pas désignées par avance. Si le système de positionnement global (GPS) est opérationnel depuis 1986 côté américain, les produits géographiques adaptés font défaut aux forces armées.
  • Le conflit du Golfe voit l’essor des armements guidés et de la guerre réseau-centré. Déjà essentielle, la géographique militaire devient alors un élément vital pour alimenter les systèmes d’armes et systèmes de commandement, elle devient un enjeu de puissance militaire indispensable pour les forces armées modernes.

Le conflit du Golfe fait clairement apparaître le besoin d’accéder à la supériorité informationnelle comme une priorité, tout en ayant la capacité d’interdire ou de limiter cette possibilité aux adversaires, voire même parfois aux partenaires. Cette prise de conscience va révéler les carences des armées en la matière et souligner l’importance stratégique de disposer de capacités d’observations spatiales et d’une géographie militaire souveraine. Véritable enjeu de puissance politique et militaire, la maîtrise de l’information garantit l’autonomie de décision et d’action de l’état français. Cette profonde remise en question des armées conduira à la création de la direction du renseignement militaire (DRM) en 1992, et verra le regroupement en une même entité l’ensemble des moyens de recueil et d’analyse du renseignement d’intérêt militaire. Le développement d’un outil satellitaire souverain deviendra alors une priorité pour assurer une capacité de recueil globale et indépendante.

Côté américain, les retours d’expériences du conflit du Golfe renforceront le rôle de la géographie militaire et conduiront l’émergence du concept de Geospatial Dominance qui met en avant la géographie militaire comme un des moyens permettant d’accéder à la supériorité informationnelle des armées et de fusionner les informations. Ce nouveau mode de pensée galvanise la géographie militaire et pose les bases de ce qui deviendra bientôt la discipline du Geospatial Intelligence (GEOINT).

L’outil satellitaire au cœur de la révolution géospatiale des armées

Les leçons tirées du conflit du Golfe vont souligner l’importance stratégique pour un état comme la France de disposer de capacités spatiales afin d’assurer son autonomie d’action et renforcer son rôle d’acteur mondial de premier rang. Que ce soit pour communiquer, observer ou encore localiser, les satellites vont rapidement devenir des outils indispensables pour garantir la puissance politique et militaire de l’état. Le fait de pouvoir observer régulièrement des zones d’intérêt n’importe où dans le monde sans être inquiété par la violation d’espaces aériens étrangers font des satellites d’observation un moyen privilégié pour acquérir des informations à des fins de renseignement. Si les armées de la coalition engagée contre le régime de Saddam Hussein en 1991 dépendent largement des moyens américains, les capacités françaises dans le domaine ne sont pourtant pas en reste. En effet, la France soutien dès 1978 la création du premier opérateur commercial de satellite d’observation de la Terre au monde. Officiellement créée en 1982 par le Centre national d’études spatiales (CNES) et l’IGN, la société SPOT Image va opérer une flotte de satellites éponymes qui permettra à la France de cartographier n’importe quel endroit du globe dès 1986 avec le lancement de son premier satellite d’observation de la Terre SPOT 1. Il faudra néanmoins attendre 1995 pour voir les forces armées françaises disposer de capacités d’observations propres et souveraines avec le satellite d’observation militaire Helios 1A. Le programme Hélios compte aujourd’hui la présence de cinq partenaires dont la France, la Belgique, l’Espagne, la Grèce et l’Italie. Les capacités d’observation spatiales militaires françaises auront un impact politique décisif au cours de la première décennie des années 2000, elles permettront à la France d’avoir un regard divergent sur la détention par Saddam Hussein d’armes de destruction massives et de décider de ne pas s’engager aux côtés de la coalition menée par les États-Unis en Irak en 2003.

Les satellites d’observation vont également révolutionner la production d’informations géographiques, météorologiques et océanographiques dont les armées ont besoin pour planifier et conduire des opérations militaires, mais aussi alimenter les systèmes de navigation comme les systèmes d’armes. Lancé en 2002 par la Direction générale pour l’armement (DGA) et piloté par l’Institut Géographique National (IGN), le programme DNG3D (Données numériques géographiques en 3 dimensions) a permis la mise en place de filières de production de données géographiques fiables et précises destinées aux forces armées, dont notamment les produits Géobase et Topobase Défense. Les satellites d’observation commerciaux ont été au cœur de ce programme (dont notamment le satellite SPOT5 et son capteur Haute Résolution Stéréoscopique) et ont permis la réalisation de cartes topographiques, modèles numériques de terrain (MNT) et ortho-images qui servent aujourd’hui de support aux applications géographiques des armées. La succession de ce programme a été assurée par un programme plus ambitieux, baptisé GEODE 4D. Il permet aujourd’hui d’assurer la production géographique des armées (via les dispositifs Géosocle et Géomaps) en s’appuyant sur une offre satellitaire civile plus abondante, dont notamment les satellites SPOT6 et SPOT7 ainsi que la constellation Pléiades.

L’impact de l’essor de l’imagerie commerciale

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L’offre satellitaire commerciale a contribué depuis ses débuts au renforcement des capacités d’observation et de production géographique des grandes puissances militaires. C’est notamment le cas de la Defense Mapping Agency (DMA) qui dès 1986, a rapidement manifesté son intérêt pour cette évolution et a commencé l’acquisition d’images issues des satellites SPOT pour la réalisation de ses produits Controlled Imagery Base (CIB), l’équivalent américain des ortho-images des produits Géobase français, les modèles numériques de terrain en moins. Ce programme bénéficiera par la suite de la prolifération et de la diversification de l’offre civile pour proposer des produits toujours plus précis et mieux résolus aux forces armées américaines. Cet engouement des armées pour l’offre satellitaire civile verra par ailleurs le lancement du programme d’acquisition d’imagerie commerciale EnhancedView, signé en 2010 entre la National Geospatial-Intelligence Agency (NGA) et le géant de l’imagerie DigitalGlobe pour un montant total de 7,3 milliards de dollars. Cette approche fait suite à l’abandon du programme d’acquisition de satellites d’observation militaires « Future Imagery Architecture » et dénote aussi d’un changement de paradigme dans la stratégie américaine de fourniture d’image en passant d’une logique patrimoniale à une approche capacitaire. La récente signature d’un contrat de 14 millions de dollars avec la société Planet conforte le positionnement de la NGA vers ce nouveau modèle de fourniture d’imagerie spatiale « sur étagère » considéré comme moins coûteux.

Le positionnement global par satellite

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Cette quête de souveraineté touche également le besoin de se positionner avec précision n’importe où dans le monde. Le positionnement par satellite constitue la seconde étape de cette révolution géospatiale. Elle motive la création dès 1999 du programme Galileo par la commission européenne et l’agence spatiale européenne (ESA). Ce programme est censé permettre aux européens de s’émanciper de la dépendance au système GPS américain, encore largement utilisé par les forces armées européennes et omniprésent dans notre quotidien. Malgré les dérapages budgétaires et une gestion de projet quelque peu compliquée, sa mise en service a été officialisée le 15 décembre 2016. Aujourd’hui opérationnel, le système de positionnement européen recèle d’un énorme potentiel et permet de localiser avec une précision de positionnement de l’ordre du mètre, bien supérieure à celle du système GPS (qui est d’environ 10m) actuellement.

L’essor de la géolocalisation dans les armées

La nécessité de se positionner comme de localiser des menaces ou phénomènes à toujours eu un rôle décisif dans la conduite d’opérations militaires. L’usage d’armements  guidés et la multiplication des opérations conjointes a par ailleurs accru ce besoin. L’émergence de systèmes de positionnement par satellite a rapidement comblé ce besoin mais a également mis la lumière sur le besoin des forces armées de disposer de supports cartographiques de référence de qualité pour couvrir les vastes étendues de territoires des théâtres d’opérations. La combinaison d’outils cartographiques permettant d’afficher différents types de produits géographiques et/ou images aux systèmes de positionnement va conduire les forces armées au niveau tactique le plus bas a prendre pleine considération du bénéfice apporté par l’industrie géospatiale. Opérant principalement en autonomie dans des environnements hostiles et non permissifs, les forces spéciales vont être parmi les premières unités à employer ces outils sur le terrain pour mener à bien leurs opérations.

L’essor de cette industrie va notamment révolutionner méthodes et outils mis en œuvre pour appliquer des appuis feu et permettre l’emploi d’armements guidés avec une plus grande précision et une plus grande efficacité. L’utilisation combiné d’outils géographique et de moyens de communication va grandement faciliter les échanges entre les différentes composantes et augmenter de façon significative la capacité des forces armées à identifier et traiter des cibles (Pour en savoir davantage sur ce sujet, je vous recommande la lecture de cet article dédié à l’appui aérien).

Localiser, partager, visualiser

Si le besoin de se positionner en opération est prégnant, celui de partager et de visualiser les informations de localisation sur un référentiel commun est tout aussi dimensionnant. La visualisation du positionnement des forces en présence sur un théâtre d’opération en temps réel ou quasi temps réel permet une meilleure coordination des forces engagées et facilite la compréhension situationnelle. Le concept de la guerre dite « réseau-centré » et les technologies d’aujourd’hui ont rendu possible ce partage et la visualisation d’informations situationnelles, logistiques à différents échelons. La notion de Common Operation Picture (COP) et son concept de situation tactique partagée sur une Recognised Environnemental Picture (REP) aussi appelé en France la Représentation Géophysique opérationnelle (RGO), s’impose progressivement dans les opérations et ancre profondément la géographie dans la conduite opérationnelle.

De multiples dispositifs de positionnement couplé aux moyens de communication des armées vont alors voir le jour dès la fin des années 90, on parle alors de Blue Force Tracking (BFT) ou encore de Friendly Forces Tracking (FFT). Le principal frein à leur développement résidera principalement dans les technologies et capacités d’interconnexion de ces mêmes réseaux de communications. En effet, la disparité des réseaux de communication, standards, niveaux de classification et systèmes (L16 / ICC, Melchior, FFT, RFT, Silex, etc…) et leur fréquente incompatibilité complique la tâche des militaires pour centraliser les informations localisation. Le besoin de rationaliser l’ensemble de ces informations à fait émerger de nouveaux outils permettant de garantir un haut niveau d’intégration dans les chaines hiérarchiques et facilitant le partage de l’ensemble des données tactiques produites sur les théâtres d’opération pour alimenter les systèmes de renseignement comme de commandement. C’est notamment le cas de la passerelle multi-niveaux BULDOG porté conjointement par les sociétés Géoide Crypto&Com et Impact qui équipe aujourd’hui les forces spéciales françaises en opérations.

«Cela vous dit où vous êtes, où sont vos amis et où se trouve l’ennemi», Colonel Peter Fuller, US army

Le bénéfice de ce type de dispositifs est réel, car il permet de créer une véritable cartographie opérationnelle en temps réel, facilitant à la fois une compréhension et une prise de décision rapide. Ce suivi en direct peut être utilisé pour l’alerte précoce et la prévention dans les zones où sont déployées les forces. A titre d’exemple en Irak en 2003, les systèmes qui équipent brigades américaines ont permis de visualiser les troupes amies sous la forme de minces cercles bleus superposés aux images satellite de Bagdad. Cette avancée permettra de réduire les accidents  de type fratricides ironiquement appelé par les armées « friendly fire ». Les retours d’expériences montrent que les systèmes de FFT permettent de réduire drastiquement les tirs fratricides. Les chiffres en la matière sont indiscutables, si les tirs fratricides sont à l’origine de 10% des tués au Vietnam et 14% pendant la seconde guerre mondiale (il s’agit d’estimations), l’utilisation des technologies informatiques de FFT lors des conflits en Irak et en Afghanistan ont permis de réduire ce taux à moins de 1%.

Les systèmes d’information géographiques

L’arrivée des systèmes d’information géographiques (SIG) dans les armées va apporter de profonds changements au sein de la géographie militaire et amener ces dernières a développer de nouvelles capacités. Dès les années 90, les outils SIG vont jouer un rôle important dans le soutien des forces et faciliter la réalisation d’une variété de produits cartographiques élaborés, directement destinés à l’aide à la décision et à l’appui des forces. La révolution porte tant sur les modalités de distribution et de visualisation que sur la production cartographique elle-même. De la planification à la conduite des opérations, les capacités d’analyse spatiales des outils SIG vont permettre de fournir des informations essentielles aux forces armées, afin d’étudier les modes d’actions et améliorer la compréhension de l’environnement opérationnel.

Utilisés en premier lieu par les organismes de soutien géographique des armées pour augmenter leur productivité, l’usage des SIG va rapidement se généraliser au sein de nombreuses unités opérationnelles pour faciliter la planification et la conduite des opérations. Fréquemment employé sur le terrain et dans les airs pour afficher des produits cartographiques ou images satellitaires, aider à la navigation ou encore faciliter l’application d’appuis feu, leur utilisation donnera naissance à une nouvelle génération d’outils, plus accessibles, plus interopérables, et possédant une ergonomie plus adaptée à leur usage en opération, les Military Geographic Information Systems (MGIS). Les outils SIG occupent aujourd’hui une place toujours très importante dans les armées, en opérations et plus particulièrement dans le domaine du renseignement grâce au développement du GEOINT.

L’impact de l’industrie commerciale

La démocratisation de l’industrie géospatiale commerciale et son arrivée dans notre quotidien dès le début des années 2000 va indéniablement avoir un impact important dans les armées. Désormais sensibilisés aux technologies géospatiales, les acquis du civil font caisse de résonance chez les militaires, qui veulent désormais disposer d’outils et informations géospatiales avec la même facilité que dans leur quotidien, ces derniers s’étonnent rapidement de ne pas disposer des mêmes outils dans les armées. Les contraintes et moyens engagés ne sont pourtant pas comparables, mais cette tendance témoigne d’un véritable changement de paradigme dans cette industrie restée longtemps sous le joug des grandes puissances militaires et professionnels du secteur.

Si l’adoption des outils SIG dans certaines unités opérationnelles et l’usage de plus en plus courant de périphériques GPS grand public (et ce, malgré les risques) sur les théâtres d’opérations témoignent de l’engouement pour les outils issus du civil, elle met dans une autre mesure en lumière l’inadaptation des outils à disposition dans les armées, mais elle souligne aussi bien souvent la méconnaissance (ou mauvais emploi) des produits géographiques de la Défense. Le conflit Afghan sera par ailleurs un véritable laboratoire opérationnel en la matière et confrontera les armées à la multiplicité des outils géographiques employés, comme à la diversité des données (pas toujours maîtrisées) mis à disposition par la coalition. Les retours d’expériences de ce conflit conduiront une vraie réflexion quant aux besoins des armées de disposer d’outils modernes et de données adaptés pour répondre à leurs besoins, mais il faudra encore attendre avant de voir arriver un « Google Earth » des armées. De nombreuses entités s’équiperont en conséquence par leurs propres moyens pour combler ces lacunes.

L’attrait des militaires pour les technologies civiles peut s’expliquer par plusieurs facteurs :

  • Leur accessibilité et leur facilité d’usage. Pensés pour des néophytes, les outils commerciaux disposent pour la grande majorité d’une ergonomie travaillée et de nombreuses fonctionnalités, de plus ils sont compatibles avec de nombreux formats de données et standards. A titre d’exemple, les récepteurs GPS civils sont équipés d’écran couleurs et d’écran tactiles qui permettent une bonne expérience utilisateur, certains modèles permettent même l’affichage d’orthoimages. Le GPS DAGR conçu par Rockwell & Collins et employé par les armées est bien moins attractif pour l’utilisateur avec son écran en niveau de gris.
  • L’évolution de cette industrie sur de courtes périodes, qui face aux grands programmes des armées, bénéficie d’un développement plus agile et innovant, donne le sentiment d’une perte vitesse des armées face aux changements rapides de l’industrie géospatiale depuis le début des années 2000.
  • La disponibilité «  immédiate » et globale des données géographiques et images grâce aux services web des géants du web. Cette facilité d’accès à l’information est néanmoins trompeuse car ces données proviennent de sources commerciales ou ouvertes qui ne sont pas qualifiées ni maîtrisées et peuvent représenter un risque pour une utilisation opérationnelle… A titre d’exemple, les orthophotos couleurs de Google Earth sont instinctivement plus familières et plus attractives au regard des utilisateurs néophytes que les produits panchromatiques militaires actualisés.

L’enjeu stratégique de la production géographique

Essentielles à la projection des forces, les données géographiques apportent la connaissance de l’environnement géophysique préalable à toute action militaire, elles sont un véritable multiplicateur de force pour les armées. Les données géographiques sont à la fois la force et le talon d’Achille des armées modernes, car si les systèmes d’armes en dépendent pour fonctionner, leur qualité ainsi que leur disponibilité dimensionne les capacités d’action de ces dernières. Souvent relayée (à tort) au second plan, la production géographique des armées cache un véritable enjeu de souveraineté et d’autonomie nationale de décision. Le besoin des forces françaises en données géographiques est estimé à 35 millions de km² pour les cartes topographiques et environ 80 millions de km² pour les images orthorectifiées et modèles numériques de terrain (MNT).

Pour satisfaire les besoins de armées, le bureau géographie, hydrographie, océanographie et météorologie (BGHOM) de l’état-major des armées (EMA) conçoit et pilote les actions menées pour l’acquisition et la production d’informations sur l’environnement géophysique. L’ensemble des organismes de soutien géographique des armées lui sont rattaché et proposent une grande variété de produits papiers et numériques aux forces armées, allant des plans de villes aux cartes topographiques et modèles numériques de terrain, ainsi qu’une expertise reconnue dans le domaine de la géographie. Parmi ces unités de soutien, on retrouve notamment l’Etablissement Géographique Interarmées (EGI) qui distribue les produits géographiques aux armées, ainsi que le 28e Groupe Géographique, qui assure le soutien géographique des forces en opération et effectue des levés topographiques qui serviront à la réalisation de nouveaux produits.

Le programme GEODE 4D

Lancé en 2015 pour répondre aux besoins des armées et assurer l’approvisionnement en données géographiques de qualité, le programme géographie, hydrographie, océanographie et météorologie de Défense en 4 dimensions (GEODE 4D) succède au programme DNG3D. Il vise à renforcer les capacités d’élaboration des données géographiques et les capacités d’exploitation combinées des différentes données d’environnement géophysique (Géographie, Hydrographie, Océanographie et Météorologie : GHOM) des armées. Ce programme permet de doter les armées de données géographiques actualisées, plus riches et plus précises que celles du programme précédent DNG3D tant en matière de socle géométrique mondial de référence (avec une résolution d’ordre métrique, via l’opération GeoSocle) que de produits cartographiques (jusqu’au 1 : 5 000 pour les plans de villes, via l’opération GeoMaps).

Leur production est actuellement pilotée par l’IGN et assurée par un groupement d’industriels conduit conjointement par Airbus et Thalès au rythme de 800 000 km2 par an pour les données vecteurs et cartographiques au 1 : 50 000. Les produits finalisés sont ensuite diffusés aux forces armées par l’établissement géographique interarmées (EGI). Le programme GEODE 4D comprend également le développement d’un système d’information destiné à faciliter le traitement et la diffusion des produits GHOM au sein des armées via un portail d’accès unique. Le système doit permettre de fournir aux forces armées une vision interopérable, cohérente et partagée de l’environnement géophysique, conforme au concept OTAN de la Recognised Environmental Picture (REP).

Le rôle clé de la coopération internationale

Les lacunes mis en évidence par le conflit du Golfe va donner l’impulsion à la France pour se joindre avec d’autres pays (membres de l’OTAN majoritairement) à des programmes de coproduction cartographiques internationaux pour combler ses besoins. Des programmes de production tels que le Vector Map Coproduction Working Group dès 1993, qui a permis la production des données VMAP1 au 1/250 000e suivi par le Multinational Geospatial Co-production Program (MGCP) en 2003 pour la production de données au 1/50 000e et 1/100 000e. Ce programme permet de partager les productions cartographiques militaires des différentes nations participantes en fonction de leur niveau de participation. L’essor de l’offre satellitaire commerciale a permis d’alimenter efficacement cette initiative de co-production internationale.

Le succès du programme MGCP a ouvert la porte à de nouvelles coopérations internationales comme notamment l’International Program for Human Geography (IPHG) dédié à la cartographie du facteur humain ou encore le programme TanDEM-X High Resolution Elevation Data Exchange (TREx) qui a la particularité d’être issu d’un partenariat public privé entre le Centre Aérospatial Allemand et Airbus Defence & Space, et qui assurera la coproduction de modèles numériques de surface (MNS) de haute résolution à partir de 2018.

Vers une cartographie militaire plus collaborative ?

La production des données géographiques représente un défi majeur pour répondre efficacement aux besoins des armées en temps est en heure et plus particulièrement sur des théâtre où l’environnement évolue rapidement. Malgré les programmes et investissements en la matière, le soutien géographique des armées est régulièrement pointé du doigt pour son manque de réactivité ou d’actualisation de ses produits. Si la participation française à des programmes de production internationaux a permis de combler certaines lacunes, verra-t-on un jour arriver des systèmes de cartographie collaborative dans les armées, a l’image des services et technologies développées dans le monde civil ? La constitution réactive d’élaboration de la situation géophysique ne pourrait-elle pas bénéficier des observations directement faites sur le terrain par les forces engagées ?

L’exemple du système TIGR de la DARPA

Mis au point par la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA), le Tactical Ground Reporting System (TIGR) est une application conçue pour faciliter la collaboration et le partage d’informations au niveau tactique. Les efforts de développement de cet outil a débuté en 2005 pour un premier déploiement opérationnel en Iraq en 2007. Victime de son succès, son utilisation s’est rapidement étendue à toutes les unités militaires présentes en Iraq et en Afghanistan, ainsi qu’au Koweït, aux Philippines, en Corée du Sud et en Afrique. TIGR totalise aujourd’hui pas moins de 86 000 utilisateurs à travers le monde et s’est révélé indispensable pour les opérations de contre-insurrection.

Le TIGR est un outil Web qui permet aux combattants de collecter, partager et analyser des informations en utilisant une interface web relativement similaire à Google Maps. Le système permet la collecte et la diffusion d’informations détaillées sur des lieux, personnes ou événements, et offre une vision plus riche de l’environnement opérationnel grâce à la mise à disposition de nombreux contenus (vidéos, photos géotaggées et orthophotos de haute résolution). Les unités peuvent également poster et archiver des rapports d’itinéraires, afin que d’autres unités dirigées vers la même zone puissent apprendre de leurs actions.

Auxylium

Présenté à la mission innovation et participative (MIP) des armées en 2012 et testé pour la première fois en 2013, le projet Auxylium est une interface de numérisation destiné au combattant. Constitué d’un smartphone ainsi que d’un dispositif de communication sécurisé baptisé Helium, il équipe aujourd’hui les forces déployées dans le cadre de l’opération Sentinelle pour augmenter les capacités de communication des forces armées en s’appuyant sur l’ensemble des ressources radios disponibles. L’outil permet à chaque combattant de partager et collecter des informations géolocalisées depuis le terrain, mais aussi de visualiser en temps réel des données tactiques telles que les positions des forces amies.

Il fort à parier que ce type de dispositif occupera une place centrale dans les armées connectées de demain et pourra faciliter la tenue d’une situation de l’environnement géophysique comme d’une situation de l’environnement opérationnel commune.

Capter l’innovation pour répondre aux défis de demain

Si l’industrie géospatiale commerciale a connu un essor fulgurant ces deux dernières décennies, le monde de la Défense semble quant à lui en perte de vitesse. Le bénéfice de ces nouvelles technologies ont largement profité aux armées, qui (avec le temps) en ont adopté les concepts, méthodes et outils pour gagner en efficacité. Néanmoins, l’inadaptation des grands programmes de la Défense et leur durée d’exécution ne permet pas de faire face au rythme imposé aujourd’hui par cette industrie. La Défense doit trouver les moyens de capter plus rapidement les innovations pertinentes dans le domaine géospatial, au risque de voir l’usage d’outils non adaptés ou technologies et données commerciales non maîtrisées (sources ouvertes ou étrangères) se généraliser au sein des forces armées. En ce sens, le dispositif de la mission innovation et participative (MIP) mis en place par la DGA a été un accélérateur qui a permis d’initier le développement de projets innovants ces dernières années (le projet de MGIS Tanatos, Buldog, Auxylium, etc…), même si aucun ne concerne directement la production de données géographiques.

Repenser l’information géographique dans les armées

La forte demande opérationnelle en données géoréférencées représente un défi majeur pour la Défense et nécessite la mise en place de solutions toujours plus innovantes pour satisfaire les besoins des forces armées et contribuer à leur succès. La numérisation croissante des armées et l’avènement des objets connectés faciliteront probablement l’établissement d’une véritable démarche d’intelligence collective permettant de penser de nouvelles approches pour la production géographique militaire de demain. La plus évidente aujourd’hui semble être la transposition du concept de crowdsourcing (ou cartographie collaborative) dans les armées. Cette approche pourrait directement tirer profit des militaires déployés sur un théâtre d’opération afin de permettre l’émergence d’une cartographie dynamique et plus réactive de l’environnement opérationnel (géophysique, humain et tactique) ainsi que d’adapter rapidement la posture des forces en présence face aux changements observés. L’arrivée d’outils tels que le dispositif Auxylium pourrait constituer un terreau propice au développement de ce type de concept.

D’autre part, le développement civil de la cartographie de crise et initiatives de crowdsourcing ont fait émerger une cartographie collaborative & citoyenne crédible au regard des services cartographiques mis en place par les acteurs dominants du secteur. La qualification de ces sources ouvertes via des dispositifs adaptés permettrait probablement aux armées de bénéficier de produits cartographiques complémentaires permettant de répondre à des besoins opérationnels – non sensibles – urgents. La libéralisation des données à travers les dynamiques de l’Open Data permettent aujourd’hui d’accéder à de nombreux contenus pouvant être utiles et l’explosion des données géolocalisées à travers les médias sociaux et outils mobiles sont autant de pistes que de défis à relever pour les forces armées. L’émergence de l’intelligence artificielle combiné à l’essor des constellations de satellites d’observation à fort taux de revisite et de la multiplication des moyens ISR laisse également présager de nouveaux grands bouleversements à venir dans les domaines GHOM et GEOINT. Ces technologies dessinent l’horizon d’une production cartographique toujours plus automatisée et surtout plus réactive. Cependant, cette approche est susceptible de faciliter le rapprochement avec des acteurs privés pour capter plus rapidement l’innovation et développer de nouvelles capacités.

Vers une logique capacitaire ?

L’irruption de nouveaux acteurs majeurs (GAFAM) et la généralisation voir banalisation de la localisation dans la société civile témoigne d’un véritable changement de paradigme dans l’industrie géospatiale. Ce phénomène touche également le marché de l’observation spatiale où l’on observe une prolifération croissante de l’offre privée, et plus particulièrement des innovations technologiques telles que les constellations de satellites d’observations.

L’adoption des nouvelles tendances civiles par la Défense semble être aujourd’hui la voie privilégiée par la NGA, qui n’hésite plus à s’appuyer sur des acteurs privés pour combler ses besoins GHOM et GEOINT (exemple des initiatives EnhancedView en 2010 et Commercial Initiative to Buy Operationally Responsive GEOINT – CIBORG en 2016). Cette tendance témoigne d’un changement des formats actuels de fourniture de données des armées, qui s’adaptent face à une offre commerciale abondante et très concurrentielle. Si cette attitude (que l’on peut qualifier de se suivisme) permet de répondre à des besoins urgents par l’acquisition de données sur étagère, elle sous entend néanmoins une perte d’autonomie institutionnelle et la création d’une dépendance via des acteurs privés parfois étrangers (exemple des produits altimétriques de la société Vricon achetés par la NGA). L’approche américaine semble pourtant suivre cette voie et cherche aujourd’hui à étendre cette collaboration pour galvaniser ses capacités d’exploitation et de valorisation des données géospatiales.

De nouveaux challenges

Quel que soit la piste suivie, elle devra répondre aux besoins croissants de la Défense en la matière et faire face au défi de valoriser les afflux massifs de données géolocalisées auxquels les armées sont confrontées aujourd’hui, et ceux de demain. La montée en puissance de la discipline du GEOINT renforce cette tendance et sollicite plus que jamais l’innovation pour faire face à ces défis. Ces challenges font de plus en plus appel à des technologies de pointes qui nécessitent le développement de nouveaux savoir-faire ne répondant plus uniquement de la compétence purement géographique. L’un des enjeux majeur de la Défense est donc d’anticiper les ruptures et évolutions technologiques dans le domaine géospatial et de faciliter leur appropriation par les armées afin de garantir  l’indépendance et l’efficacité de notre défense.

Jean-Philippe Morisseau

 

  1. Rousselin T., Saporiti N., Massini J., 2007, « Les sources ouvertes : Un démultiplicateur pour vos projets d’infrastructures géospatiales », http://www.geo212.com/uploads/docs/Geo212_et_sources_ouvertes.pdf
  2. Rousselin T. « Google Earth, WorldWind… un changement de paradigme
    pour l’accès à l’information spatiale »
  3. Boulanger P. « De la Géographie militaire au Geospatial Intelligence en France », Géographie et Guerre. De la Géographie militaire au Geospatial Intelligence en France (XVIIIe-XXIe siècles), p159-160.
  4. Testé J-D. « L’observation spatiale militaire : Enjeux et perspectives », Géographie et Guerre. De la Géographie militaire au Geospatial Intelligence en France (XVIIIe-XXIe siècles), p169-170.
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  7. JDN « Décryptage : LBS pour Location-based services » http://www.journaldunet.com/solutions/mobilite/lbs-pour-location-based-services.shtml
  8. Mie F. 2017 « Un marché de l’observation de la terre depuis l’espace en mutation »
  9. Groizeleau V. « La Direction du Renseignement Militaire a 20 ans », https://www.meretmarine.com/fr/content/la-direction-du-renseignement-militaire-20-ans
  10. Armand Fargues M. « Quels enjeux pour la formation au GEOINT à l’université? », Géographie et Guerre. De la Géographie militaire au Geospatial Intelligence en France (XVIIIe-XXIe siècles), p209-213.
  11. Belot L. « Ushahidi, une technologie africaine qui a conquis la planète »,  http://www.lemonde.fr/afrique/article/2015/11/10/ushahidi-une-technologie-africaine-qui-a-conquis-la-planete_4806913_3212.html#cRmUDxycxKohjfQK.99
  12. Schwerin C. « Soldier-driven TIGR to continue expansion under Army leadership », https://www.army.mil/article/66559/soldier_driven_tigr_to_continue_expansion_under_army_leadership
  13. Wikipedia « Galileo (système de positionnement) », https://fr.wikipedia.org/wiki/Galileo_(syst%C3%A8me_de_positionnement)

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