L’explosion des données géolocalisées et innovations technologiques des deux dernières décennies ont littéralement transformé notre relation à l’espace en plaçant la géolocalisation au centre de notre société hyperconnectée. Cette transformation est tellement ancrée dans notre quotidien qu’il est aujourd’hui difficilement concevable de se passer de ces services basés sur la localisation. Les opportunités offertes par l’association combinée de dispositifs de géolocalisation et outils cartographiques nous confèrent de nouvelles capacités de visualisation pour décrypter les contenus numériques qui nous entourent, collecter et partager des données géolocalisées. Secouée au rythme des innovations et ruptures technologiques, mais aussi des événement tragiques de ces dernières décennies (Tsunami en Indonésie de 2004, Ouragan Katerina en 2005, Tremblement de terre d’Haïti en 2010, etc…), l’industrie géospatiale s’est véritablement métamorphosée pour apporter des réponses concrètes et pragmatiques aux besoins des utilisateurs du monde entier.
A l’ère de la digitalisation des entreprises, de l’open data, du développement de l’internet des objets (IoT), de la multiplication (voire de la banalisation) des dispositifs de positionnement, la maîtrise de l’information géospatiale et de son potentiel est devenue un enjeu majeur afin de cibler de nouvelles opportunités comme d’apporter une meilleure compréhension de notre environnement facilitant l’aide à la décision. Favorable à la montée en puissance de la discipline du GEOINT, ce terreau technologique recèle d’un potentiel aussi stratégique pour les gouvernements que pour les entreprises, avides de solutions innovantes pour optimiser leur efficacité opérationnelle. Nous essaierons dans une première partie de déterminer les événements qui ont marqué ce développement ainsi que les orientations de cette industrie, puis en deuxième partie, nous analyserons cette impact dans les armées.
Un changement de paradigme
C’est une réalité, la dimension spatiale occupe une place importante dans notre quotidien et fait sens pour répondre à nombre de nos besoins et interrogations. Partie intégrante des moteurs de recherches, elle nous permet d’optimiser nos déplacements, mettre en cohérence différentes informations et déterminer en une fraction de secondes où se trouve la station essence, le restaurant ou le médecin le plus proche. Certaines applications permettent même de localiser vos amis, votre véhicule et pour les plus paranoïaques d’entre nous, vos proches. Pour en arriver là, l’industrie géospatiale a subit de nombreux bouleversements à commencer par la démocratisation des services de géolocalisation, poussée dès le début des années 2000 par la levée de la selective avaiability du système GPS. Le développement en parallèle de l’offre en imagerie d’origine spatiale et aérienne a permis de générer les contenus (cartes et orthophotos) qui alimentent les outils tirant profit de la géolocalisation. Les usages se sont progressivement transformés, augmentant ainsi la pénétration de ces outils auprès d’une grande diversité de corps de métiers, touchant au fil du temps un nombre croissant d’utilisateurs dans les bureaux comme à l’extérieur. Les applications basées sur la cartographie et la géolocalisation sont aujourd’hui parmi les applications les plus utilisées sur les smartphones et représentent environ 90% des usages.
Cet élan a également été soutenu par le développement de l’informatique, de la miniaturisation des technologies et de la téléphonie mobile mais aussi surtout par la réduction du coût de ces équipements, les rendant ainsi de plus en plus accessibles au grand public. On estimait en 2012 que 560 millions de téléphones mobiles étaient équipés de puces GPS. Il existe de nos jours de nombreux moyens de localiser (multiples réseaux GNSS, Wifi, Bluetooth, RFID, balises de localisation indoor, géocodage, etc…) et de tirer profit de cette localisation. L’industrie a rapidement compris l’intérêt d’exploiter le potentiel de la géolocalisation pour proposer des services plus performants et optimiser la productivité. Prenons par exemple le cas de la société UPS qui, suite à l’analyse des données issues de la géolocalisation de son parc de véhicules, a choisi de favoriser les itinéraires de livraison où il faut tourner à droite, statistiquement moins dangereux et aussi autorisé dans certains états américains lorsque le feu de signalisation est au rouge. Ce procédé permettrait à l’entreprise d’économiser pas moins 3 millions de dollars par an.
La démocratisation de l’industrie géospatiale
Malgré l’évolution de l’informatique et le développement des Systèmes d’Information Géographique (SIG), le domaine géospatial reste au début des années 2000 principalement réservé aux professionnels du secteur. L’arrivée de nouveaux acteurs au cours de la dernière décennie, dont notamment Google avec son logiciel Google Earth en juin 2005 a été l’un des symboles forts de la démocratisation du monde de l’information géospatiale et a ébranlé l’équilibre traditionnel de cette industrie. Accessibles à tous, les globes virtuels ont joué le rôle d’accélérateur en attirant l’attention d’un large public sur l’industrie géospatiale révélant ainsi son potentiel. Si la plupart des gens ignorent encore ce qu’est une image satellite, la majorité d’entre eux ont déjà utilisé Google Earth, un outil qui fixe rapidement le nouveau standard des applications géospatiales grand public et professionnelles. A l’image de Google maps et Google Earth, les applications géospatiales à venir doivent désormais être intuitive, accessible et fluide.
L’impact dans l’industrie est alors quasi immédiat et ce dans tous les secteurs, ces nouveaux outils transforment littéralement les usages et les WebServices cartographiques ont alors le vent aux poupes. Les outils de Google deviennent rapidement des références, mais aussi le socle de nombreux outils basés sur la localisation. Tout le monde veut désormais disposer de son propre Google Earth pour explorer ses données. C’est notamment le cas des armées et services de renseignement dont la National Geospatial-Intelligence Agency (NGA) américaine pour disséminer son patrimoine de données. L’agence sera d’ailleurs un grand client de la version de Google Earth Entreprise (GEE) et l’utilise toujours aujourd’hui malgré la dépréciation officielle de l’outil par Google en mars 2017. Cet engouement pour les globes virtuels donnera naissance à de nombreuses solutions alternatives comme NASA Worldwind, Terra explorer ou encore le logiciel dédié au renseignement d’Airbus DS, I4D.
L’influence des « cygnes noirs »
Certains événements majeurs aux conséquences dramatiques vont avoir un impact important sur le développement de nouvelles approches et technologies géospatiales. En témoigne la mobilisation internationale pour cartographier d’urgence la région de l’océan indien, touchée de plein fouet par un gigantesque tsunami le 26 décembre 2004. Cette expérience va souligner le rôle déterminant que peu avoir l’utilisation des outils cartographiques et de données ouvertes pour soutenir des actions humanitaires de grande ampleur et réaliser des produits cartographiques utiles aux équipes de secours.
Mêlant bénévoles et professionnels, la mobilisation générale a permis de tirer profit des données ouvertes disponibles à l’époque (images satellites disponibles, bases de données géographiques diverses, données altimétriques SRTM*) pour réaliser un grand nombre de produits cartographiques. Les produits réalisés ont permis de représenter aussi précisément que possible les zones touchées par le sinistre et de répondre plus ou moins efficacement aux divers besoins opérationnels. Malgré le manque de coordination et une qualité variable des produits, cette mobilisation a largement crédibilisé l’émergence d’une cartographie d’urgence basée sur le volontariat et souligné l’importance des sources ouvertes.
De Katerina à Haïti
L’expérience se répétera en 2005 suite au ravages de l’Ouragan Katerina à la Nouvelle Orléans, avec pour différence cette fois-ci d’avoir à disposition des outils tels que Google Earth – alors disponible depuis 2 mois – qui facilitera le partage d’informations géospatiales des autorités auprès des différents acteurs et du grand public. Cette mise à disposition donnera naissance à de nombreuses initiatives collaboratives et citoyennes animées principalement par une communauté d’utilisateurs non spécialistes du domaine. Si le monde de l’information géospatiale a été transformé par l’arrivée de nouveaux acteurs comme Google la même année, cette nouvelle approche collaborative va contribuer à révolutionner et populariser ce secteur.
Le tremblement de terre survenu le 12 janvier 2010 à Haïti va permettre à l’industrie géospatiale de prendre un nouveau tournant décisif en permettant la géolocalisation et le tri quasi temps réel des messages (médias sociaux et SMS) afin d’aider les équipes de secours. Mis en ligne par des volontaires quelques heures à peine après le tremblement de terre, la plateforme Ushahidi – d’origine Kényane – va mettre le Crowdsourcing au devant de la scène, et dépoussiérer la cartographie de crise « traditionnelle » pour rapidement constituer une cartographie complète et actualisée des besoins humanitaires à la suite de la catastrophe.
« On estime que la plateforme ushahidi a été utilisé par plus 60 000 projets » Angela Oduor Lungati, directrice de l’engagement communautaire chez Ushahidi.
La réactivité des volontaires ainsi que la précision des informations recueillies ont été une ressource précieuse et ont littéralement pris de court les grandes organisations traditionnelles. L’utilisation de ce type plateforme open source est aujourd’hui très répandu et permet de suivre un grand nombre de crises à travers le monde, à l’image du Syria tracker mis en place pour suivre la crise Syrienne depuis 2011 mais aussi de l’application mobile Mage, développée par la NGA en 2014 pour faciliter le travail des équipes sur le terrain.
La libéralisation de l’information géographique
L’ingrédient essentiel des outils géographiques quels qu’ils soient reste bien évidemment les données. Malgré leur facilité d’usage et leur fluidité, les services cartographiques et globes virtuels doivent avant tout leur succès à leurs contenu(s). En effet, ces outils bénéficient d’un patrimoine de données globales issues de trois décennies d’observation spatiale, longtemps resté inaccessibles du « commun des mortels » en raison de leur coût élevé. Véritable manne tant pour les professionnels que les amateurs, le développement de l’open data a eu un double impact entre les différents acteurs du domaine (économique et relationnel) et a de fait, joué un rôle important dans la démocratisation de cette industrie.
La dynamique de l’Open Data a joué le rôle d’accélérateur en permettant l’ouverture des données publiques générées par les administrations et agences de nombreux pays. Initiées dès 2007 par le gouvernement américain sous l’administration Obama et dès 2012 en France, ces démarches auront permis de mettre à disposition d’importants volumes de données comme les données Landsat dès 2008, les données SRTM hautement résolues (30m) en 2014 ou plus récemment les données du plan cadastral informatisé (PCI) français. Le but recherché étant d’optimiser l’action publique et favoriser le développement de nouvelles entreprises pour créer des services innovants autour de la donnée. Cette tendance s’inscrit dans la mouvance libre se basant sur trois grands principes : « transparence, participation et collaboration ».
Le cas d’OpenStreepMap
Outre la mise à disposition de jeux de données par des organismes producteurs traditionnels (publics ou privés) et l’ouverture progressive des administrations, de nombreuses initiatives ayant pour but de libéraliser de l’information géographique ont vu le jour ces dernières années. La plus connue reste sans nul doute OpenStreetMap (OSM), un projet de cartographie collaborative lancé en 2004, dont les données sont publiée sous une licence ODbL qui autorise leur reproduction, leur modification et leur redistribution sans autorisation préalable ni droits à payer – incluant l’usage commercial des données. Le projet OpenStreetMap se démarque par la volonté de ses créateurs de faire de la cartographie un bien commun. L’initiative réuni une vaste communauté internationale de cartographes amateurs et professionnels de tous horizons. La mobilisation de ses derniers a permis de constituer une base de données cartographique conséquente souvent mise à contribution lors d’événements majeurs. Les informations d’OpenStreetMap se trouvent être parfois plus précises et complètes que sur Google Maps, ce qui conduira Google à surfer sur cette tendance et lancer son propre service collaboratif baptisé « Map Maker » dès 2008.
Néanmoins, sans expertise ou traçabilité suffisante, l’exploitation de ces données peut induire des erreurs voir être risquée. En effet, les données ouvertes ne sont pas toutes adaptés à tout types d’usages, ni à la portée de tous les utilisateurs. A une époque où le Web est inondé de contenus ouverts et de cartes interactives en tout genre, l’usage de données nécessite souvent une étape de tri ou structuration mais surtout de qualification afin de disposer de contenus fiables et réellement pertinents. Quelques rares projets prennent en compte cette problématique de fiabilité comme notamment le projet Natural Earth, qui met à libre disposition des jeux de données géographiques de qualité pour un cadre d’usage définit.
Un bouleversement des techniques et usages
En quelques années, l’industrie géospatiale a connu une véritable révolution. L’apparition de nouveau acteurs, outils et sources de données ont permis d’ouvrir davantage cet univers auprès du grand public et de consolider son rôle auprès d’une variété de métiers. Le modèle traditionnel d’outils et systèmes propriétaires en back-office se voit bouleversé par l’apparition de plateformes distantes conçues autour de la problématique de géolocalisation, transformant peu à peu les utilisateurs en acteurs et permettant ainsi d’initier une véritable démarche d’intelligence collective pour résoudre des problèmes spécifiques. Popularisée au fil des années, cette approche a été poussée d’une part par la généralisation des dispositifs de géolocalisation, mais aussi par la disponibilité d’outils librement téléchargeables (mais pas toujours accessibles à tous) sur les ordinateurs de bureau et périphériques mobiles.
Cette révolution a permis de sensibiliser à l’importance de la dimension spatiale pour augmenter notre capacité à comprendre des phénomènes, enrichir et partager des expériences dans des délais toujours plus courts. L’usage combiné des technologies de l’information et de la communication associé aux outils cartographiques ont progressivement imposé une nouvelle temporalité à l’industrie géospatiale: le temps réel. La capacité de créer en continu des données spatiales et interagir en temps réel avec ces données est un phénomène récent. Un exemple probant pourrait être la très populaire application de navigation Waze (racheté par Google en 2013 pour 1,3 milliards de dollars) qui permet à la fois de visualiser et partager en temps réel des informations entre tous ses utilisateurs mais aussi de déterminer l’encombrement du trafic routier en exploitant directement les données de navigation des utilisateurs.
En finir avec le cloisonnement des outils
L’aspect collaboratif et le partage d’informations est aujourd’hui mis en avant pour faciliter l’aide à la décision et assurer une bonne coordination entre différents moyens et/ou acteurs sur un territoire. La fusion de données de multiples sources maîtrisées apporte une grande valeur ajoutée et implique une meilleure prise de décision. Si la géolocalisation joue un rôle de premier ordre pour retranscrire avec précision une situation opérationnelle dans un contexte de crise, les différents retours d’expériences montrent que son efficacité dépend également des capacités des acteurs à localiser, décrire et prioriser les événements pertinents avec précision. L’échange de données est lui aussi au centre des préoccupations, la coordination des moyens passant souvent par l’incontournable interfaçage des différents outils et systèmes qui, malgré les normes, font souvent état de problèmes d’interopérabilité. Véritable pierre angulaire des échanges, les formats et protocoles de communications employés par les systèmes propriétaires ne sont malheureusement pas toujours adaptés.
Vers une cartographie opérationnelle collaborative
Le concept de la cartographie opérationnelle et collaborative a donné naissance à de nombreux projets dans le milieu de la sécurité des personnes et du maintien de l’ordre public, pour analyser la criminalité, faciliter la gestion des patrouilles mobiles et optimiser les délais d’intervention des équipes sur le terrain. Le facteur temps y est généralement déterminant pour garantir l’efficacité des actions engagées. Cette approche a permis la mise en place de l’outil « GéoPPortail » en 2013 (à ne pas confondre avec le Géoportail de l’IGN) par la préfecture de police de Paris, un outil SIG collaboratif permettant le partage d’information entre tous les utilisateurs et la visualisation de contenus indispensables aux actions des différents services de la préfecture de police.
« La technologie géospatiale nous permet de positionner les agents de police là où ils doivent être et quand ils doivent y être » Jim Bueermann, chef de la police de Redlands, CA.
Une cartographie opérationnelle permet de partager des informations pouvant avoir une incidence directe sur le déroulement des interventions. A ce titre, les services de police de Redlands en Californie utilisent les outils géographiques pour affiner le périmètre d’intervention des patrouilles de police en partageant des informations géospatiales (telles que des cartes isochrones) permettant d’estimer la position d’un suspect et de son déplacement dans les minutes à venir. Une plateforme distante permet alors d’effectuer les analyses nécessaire à la demande, en se basant sur les données de géolocalisation transmises par les utilisateurs et dissémine les résultats à l’ensemble des équipes tactiques déployés sur le terrain.
Jean-Philippe Morisseau
Fin de la première partie.
*SRTM: Shuttle Radar Topographic Mission
Une réflexion sur “Transformation de l’industrie géospatiale, quel bénéfice pour les armées ? (1ère partie)”