C’est avec stupéfaction que les américains ont découvert cette semaine un ballon chinois volant à très haute altitude et doté d’équipements de surveillance au dessus de leur territoire. Un incident qui n’est pas sans rappeler des faits historiques qui se sont déroulés il y a maintenant 67 ans.

En 1956, l’US Air Force a utilisé des ballons stratosphériques pour recueillir du renseignement au-dessus de l’Union soviétique et de la République populaire de Chine. Ces vols ont permis de préparer le terrain aux futurs vols de reconnaissance stratégiques opérés par les avions espions U-2 et par les satellites de reconnaissance du programme CORONA. Il s’agit d’un épisode assez méconnu de la guerre froide qui fera pourtant grand bruit sur le plan diplomatique, bien avant l’affaire Gary Power, pilote de la CIA qui sera abattu à bord de son U-2 au-dessus du territoire soviétique en 1960.

Surveiller l’URSS à tout prix

Au début des années 1950, les inquiétudes soulevées face au spectre d’une guerre nucléaire ainsi qu’à l’escalade des tensions internationales ont rapidement fait de la collecte de renseignements une préoccupation majeure pour évaluer le potentiel militaire stratégique (bombardiers stratégiques, missiles balistiques, etc.) de l’URSS. Réalisant qu’une guerre nucléaire pouvait rapidement conduire à une destruction mutuelle, le président Eisenhower compris qu’il fallait apaiser les tensions et faire preuve de transparence. Pour y parvenir, il était résolu à employer des systèmes de reconnaissance aérienne pour disposer de renseignements fiables sur les capacités stratégiques des soviétiques.

Le président américain savait également que survoler un pays souverain sans autorisation était non seulement un acte illégal, mais surtout un acte pouvant être considéré comme hostile. Il proposa donc l’initiative « Open Skies » qui fut présentée à la conférence de Genève en 1955, pour légitimer des vols d’inspection respectifs cherchant un apaisement des relations pouvant conduire à un accord de désarmement. Cet effort de transparence conduira notamment les américains à publier un memento baptisé « Mutual Inspection for Peace » pour documenter la démarche et expliquer l’intérêt de la reconnaissance aérienne ainsi que le processus de photo-interprétation.

Nikita Khrouchtchev rejeta catégoriquement la proposition prétextant que cette démarche légitimait l’espionnage au-dessus du territoire soviétique et permettrait surtout aux États-Unis de référencer les cibles stratégiques pouvant servir en cas de guerre contre l’URSS.

Si l’avion U-2 venait d’effectuer son premier vol le 1 août 1955, il faudra encore attendre un an avant que la CIA le déclare opérationnel. Le programme de satellite de reconnaissance WS-117L avait quant à lui démarré en 1953 mais son premier lancement n’interviendra pas avant 1959 sous l’appellation CORONA. La reconnaissance par ballon stratosphérique devenait par définition prioritaire pour produire rapidement du renseignement stratégique au-dessus du territoire soviétique.

Des ballons de reconnaissance aérienne

En 1947, la marine américaine lança le projet Skyhook, qui utilisait de très gros ballons en polyéthylène capable de soulever des équipements de recherche permettant d’étudier les rayons cosmiques comme les vents d’altitudes. Ces ballons ont volé à de très hautes altitudes allant jusqu’à 30 km (100 000 pieds).

Impressionné par les résultats du projet Skyhook, les scientifiques de la RAND corporation établirent que les ballons étaient des plateformes stables dans lesquelles il était possible de prendre des photographies aériennes de qualité. Amron Katz, l’un des principaux chercheurs de la RAND, rapporta que l’intérêt de la RAND fut piqué au vif lorsqu’un ballon Skyhook s’échappa du contrôle de l’US Navy et dériva au dessus du territoire soviétique sans être repéré.

En 1950, la RAND remit un rapport à l’US Air Force préconisant d’utiliser des ballons pour surveiller le territoire soviétique et ses pays satellites. Un concept de ballons équipés d’appareils photographiques et d’équipements radios fut présenté la même année. Ce système autonome était en mesure de voler à très haute altitude (de 15 à 30km), c’est à dire hors de portée des défenses aériennes soviétiques de l’époque. Il devait flotter à travers l’Union soviétique en utilisant des vents forts du Jet Stream à très haute altitude.

Le projet « GENETRIX »

Porté par le Strategic Air Command (SAC), ce projet fut désigné WS-119L et reçu dans un premier temps le nom de code « Moby Dick » en 1952. Rendu public pour officiellement étudier la stratosphère et les courants d’altitude, ce projet servit en réalité de couverture au projet Genetrix destiné quant à lui, à surveiller le territoire soviétique depuis les hautes altitudes.

Les ballons du projet Genetrix étaient beaucoup plus gros que n’importe quel ballon météo et plus gros que tout ce qui avait été utilisé pendant la Seconde Guerre Mondiale. Chaque ballon faisait environ 30m de diamètre ou plus, en altitude. Bien que l’enveloppe en plastique argenté pouvait rendre l’engin très visible par beau temps, ils étaient difficiles à suivre avec un radar de l’époque (du moins c’est ce que les ingénieurs croyaient au début du projet).

Le cœur du système était l’équipement de reconnaissance photographique baptisé DMQ-1. Il était composé d’un appareil photographique duplex dotée de deux objectifs de six pouces situés sur des côtés opposés orientés de 34,5º par rapport à l’horizon. Doté d’un film de 22,86cm x 22,86cm, l’appareil photographique permettait de couvrir 80 km de chaque côté de la trajectoire du ballon. La boîte transportait également une caméra de 16 mm, dont les images indiquaient l’altitude et l’azimut du ballon en offrant une vue grand angle du sol, ce qui était particulièrement utile pour les analyses ainsi que le chevauchement des images.

Les ballons utilisés pour la mission étaient des ballons en polyéthylène à pression zéro utilisant l’hydrogène comme gaz de levage. Ces ballons étaient fabriqués par la section aéronautique de la société General Mills Inc, une société qui avait déjà collaboré avec l’US Navy sur le projet Skyhook.

Missions à très hautes altitudes

Les ballons effectuèrent leurs premiers vol dès 1951 et opéraient à une altitude de croisière de 72 000 pieds (22 153 m), ce qui les rendaient essentiellement invulnérables aux défenses soviétiques. Les ballons opérationnels seraient lancés depuis des bases situées en Turquie et en Allemagne de l’Ouest, ainsi que depuis des porte-avions de l’US Navy. Ils étaient en capacité de voler pendant 5 à 7 jours en toute autonomie. Un temps plus que suffisant pour transiter au-dessus de l’Union soviétique et ses pays satellites.

Le profil de la mission était le suivant : après son lancement, le ballon montait à l’altitude prédéfinie d’environ 50 000 pieds (environ 15 000 mètres), et emporté par des vents d’est, il transitait vers la zone cible en effectuant sa mission photographique jusqu’à la sortie du territoire hostile. À ce moment-là, une minuterie préréglée allumerait une balise HF embarquée qui permettrait au ballon d’être suivi par une série de stations de réception installées à travers l’océan Pacifique. Une fois qu’un ballon traversait la zone de récupération et commençait à émettre, un avion C-119 spécialement équipé était envoyé après lui pour terminer le vol et lancer la séquence de séparation de la nacelle du ballon.

La charge utile était alors récupérée en l’air, lors de sa descente en parachute par un avion, ou si cela échouait, le colis pourrait également être récupéré par ce même avion depuis l’eau, ou récupéré plus tard par bateau. Après avoir été récupérées, les nacelles étaient traitées sur place et le film acheminé par avion vers les États-Unis. L’imagerie obtenue était entre les mains des interprètes images en moyenne 75 heures après la récupération.

Remous diplomatiques en altitude

Le 4 février 1956, le ministre soviétique des Affaires étrangères, Andrei Gromyko remis une note de protestation à l’ambassadeur des États-Unis à Moscou (suivie de notes similaires à la Turquie et à l’Allemagne de l’Ouest où se situaient les sites de lancements) concernant la violation flagrante de l’espace aérien soviétique. Les Soviétiques ont finalement montré au public les nacelles capturées, expliquant qu’elles ne contenaient aucun équipement météorologique mais des appareils photographiques destinés à surveiller leur territoire.

Face aux protestations grandissantes des soviétiques et un taux de réussite relativement faible (peu de ballons sont finalement arrivés dans la zone de récupération), le président Eisenhower ordonna à l’US Air Force d’arrêter les lancements de ballons le 6 février 1956. Cet ordre fut suivi par un arrêt total des opérations le 1er mars 1956, ce qui sonna l’arrêt du projet Genetrix. Deux dernières nacelles furent retrouvée plus tard dans des régions isolées de l’Alaska fin 1956 puis en 1958. La véritable nature du projet Genetrix ne fut jamais divulguée, ni publiquement, ni aux autres pays membres de l’OTAN à l’époque.

Si les plans initiaux prévoyaient le lancement de 2500 ballons, seuls 516 seront lancés durant les 27 jours qu’aura duré la campagne. Sur les 516 systèmes lancés, seules 44 nacelles ont été récupérées. Seulement 40 d’entre elles fourniront des images exploitables aux analystes.

Un bilan mitigé mais…

Les clichés utilisables n’ont permit de couvrir que 8% du territoire soviétique (22 millions de km²) et chinois (9 millions de km²). La plupart des nacelles récupérées ont surtout été celles lancées depuis la Turquie, la couverture était donc principalement concentrée sur la Sibérie et la Chine en raison du modèle de dérive des ballons. Les ballons ont donc raté les zones particulièrement intéressantes situées dans les latitudes plus élevées. La seule découverte significative fut la découverte d’une vaste installation de raffinage nucléaire à Dononovo en Sibérie.

Malgré ce bilan mitigé, les ballons Genetrix ont joué un rôle pionnier dans la reconnaissance aérienne stratégique en permettant d’obtenir les premières photographies aérienne de qualité de l’Union soviétique après la Seconde Guerre mondiale, avant l’ère des avions espions U-2 et des satellites de reconnaissance. Ces images ont fournit une base de référence qui s’est avérée précieuse dans les années suivantes lorsque l’avion espion U-2 et la photographie par satellite prendront leur envol pour révéler la construction de nouveaux sites stratégiques sur le territoire soviétique. 

L’enregistrement précis des courants de vent à haute altitude dérivés du suivi des ballons a grandement aidé à déterminer les trajectoires de vol optimales pour les survols U-2. Le principe de récupération en vol du WS-119L sera également utilisé plusieurs années plus tard pour la récupération des capsules de films des premiers satellites de reconnaissance américains.

Jean-Philippe Morisseau

Bibliographie:

5 réflexions sur “Quand les Etats-Unis surveillaient l’URSS et la Chine avec des ballons espions

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