L’investissement de la capitale Irakienne par les forces américaines en 2003 marqua un tournant décisif pour les armées et agences de renseignement de la coalition. Si le GEOINT mis en oeuvre pour soutenir les forces armées au cours de la phase d’invasion a permis d’appuyer les combattants avec succès, la représentation des espaces urbains jusqu’alors, considérées comme de « simples » objectifs militaires, était constitués de bâtiments et de réseaux de transports complètement vidés de leur population.

Les débuts périlleux de la phase d’occupation de l’opération Iraqi Freedom ont rapidement imposé aux forces armées le besoin d’appréhender plus efficacement l’espace opérationnel et surtout de mieux comprendre ses occupants. La place marginale laissée à la géographie humaine face au concept techno-centré de la « révolution des affaires militaires » (RMA) prônée tout au long des années 90 a mis en évidence les limites de la stratégie américaine dans ces « nouveaux » conflits.

Riches en enseignements, les opérations Iraqi Freedom et Enduring Freedom en Irak et en Afghanistan ont renforcé la nécessité de réformer la manière dont le renseignement militaire soutien les opérations. Le défi collectif de maintenir une compréhension continue de la situation lors de ces conflits a permis de mettre la lumière sur un certains nombre de lacunes quant à la compréhension des populations et des facteurs socio-culturels qui influencent leur comportement.

La redécouverte de l’environnement humain

La nature des conflits en Irak et en Afghanistan a clairement fait apparaître la compréhension de l’environnement humain comme un besoin critique essentiel à la réussite des opérations contre-insurrectionnelles. La géographie humaine est alors apparue comme une évidence, négligée aux premières heures de ces conflits, elle est passée en peu de temps au centre de la stratégie américaine pour soutenir les efforts de stabilisation politique et sécuritaire de ces deux pays.

Comme le terrain traditionnel influence le mouvement et l’attrition, l’environnement humain influence les opérations socio-psychologiques. L’analyse de l’appartenance ethnique, la langue, la démographie et l’éducation permet de déduire si certaines populations forment facilement des alliances ou encore identifier plus efficacement les combattants qui se dissimulent dans la population.

« Avant de s’engager en Irak en 2003, l’armée américaine n’avait pas révisé sa doctrine contre-insurrectionnelle depuis près de vingt ans. » Derek Gregory Professeur de Géographie à l’université de la Colombie-Britannique de Vancouver

En quelques années la géographie humaine est devenue l’un des principaux ingrédients dans les processus de collecte de renseignements. La connaissance des facteurs socio-culturels des populations a permis de maximiser l’efficacité des opérations en favorisant des actions militaires parfois non-traditionnelles et non violentes. La stratégie basée sur la géographie humaine a permis aux forces de la coalition de sortir de leur logique de Green Zone / Red Zone (camps fortifiés / zone hostile) et surtout de renouer l’indispensable contact avec la population pour collecter des renseignements pertinents.

Cette stratégie s’est révélée particulièrement payante dans la lutte contre la prolifération des IED (Improvised Explosives Devices) en Afghanistan et a permis d’assurer une meilleure compréhension de l’environnement opérationnel. Un autre impact positif de cette démarche a été la réduction des pertes civiles. Cette nouvelle approche a poussé l’armée américaine à s’investir dans le développement de programmes innovants ainsi que de dépoussiérer le concept du «Human Terrain Mapping» dont les prémices remontent à 1945 avec la publication du Joint Army–Navy Intelligence Study (JANIS) of Korea.

Les populations au centre de la stratégie

Lancé en 2006 et accéléré par l’impulsion du général David Petraeus et de sa doctrine «axée sur la population», le programme « Human terrain system » reposait principalement sur l’interaction avec la population civile et dirigeants tribaux locaux en échange d’un soutien politique et collecter du renseignement.

gezari-feo329-tendersoldier-embed2Avec un budget annuel de 150 millions de dollars, ce programme a permis l’intégration d’équipes d’universitaires en anthropologie au sein des brigades de combat de l’armée américaine, le programme a employé jusqu’à 500 personnes de l’Irak à l’Afghanistan. Le travail des équipes HTT (Human Terrain Team) a permis de collecter de nombreuses informations au contact de la population. Critiqué par certains militaires quant à sa réelle efficacité et décrié l’American Anthropological Association sur le fait que le programme nuise à l’anthropologie en tant que discipline académique, le programme a pris fin en 2014.

Comprendre et anticiper les comportements

En support à ce type d’opérations non traditionnelles, le lancement du programme HSCB (Human, Social, Cultural and Behavioral Modeling Program) a permis d’implémenter et développer des modèles prédictifs du comportement humain à des fins d’analyse ou de préparation des forces.

Ce programme a mobilisé de nombreux chercheurs dans le but de développer des méthodes de collecte et d’analyse des facteurs socio-culturels, des modèles de calculs et outils logiciels spécifiques pour faciliter l’analyse comme la représentation des comportements socioculturel aux niveaux stratégique, opérationnel et tactique des populations. L’objectif de ce programme

était d’apporter une meilleure compréhension des populations locales par les opérationnels en mettant à leur disposition des outils « clé en main » et méthodes d’analyses facilitant la prise de décision.

Cartographier le facteur humain

Complexe, la cartographie du facteur humain s’appuie à la fois sur la géographie, l’imagerie et la topographie mais aussi de multiples données moins traditionnelles. La connaissance de la densité et de la répartition de la population sur un territoire est une information clé sur laquelle se base nombre d’analyses. Les interventions sur le terrain permettent d’identifier et de collecter des d’informations moins accessibles comme les profils de personnalité, les horaires / routines, le langage / le dialecte, les identités culturelles, les marchés, les lieux d’importance culturelle et religieuse.

« L’information géospatiale est importante parce que la culture est étroitement liée à la géographie » Ajay Divarkaran, Directeur technique chez SRI International Sarnoff

La représentation spatiale et la fusion de ces informations mettent en évidence les interactions des populations avec leur environnement. Indispensable pour comprendre les dynamiques de l’environnement humain sur un théâtre d’opération, le GEOINT facilite la diffusion de ces informations comme de leur compréhension et permet aux combattants de prendre des initiatives plus proactives et répondre plus rapidement face aux événements auxquels ils peuvent être confrontés.

Le cas de la ville Bagdad

Rare sont les exemples aussi éloquents que celui le de la ville de Bagdad pour souligner l’impact sur la population d’un changement de pouvoir politique et le clivage entre différents groupes ethnico-religieux. Après l’invasion américaine un véritable « nettoyage » s’est opéré dans certains quartiers de la ville pour des motifs ethnico-religieux ou purement sectaires, ces actions ont permis à certains groupes de prendre des positions stratégiques se traduisant directement en un avantage politique.

Plus récemment encore, en 2012, la ville de Bangui a connu le même sort. Les troubles violents qui ont opposé les communautés chrétiennes et musulmanes ont abouti a une réorganisation de la capitale centrafricaine. Aujourd’hui, les habitants de même confession se sont regroupés dans des quartiers distincts.

Les défis du « Human Terrain Mapping (HTM) »

Un des défis majeur des armées est de cartographier les populations malgré le manque de données fiables sur les zones d’opérations. Le concept du Human Terrain Mapping (HTM) défini le processus de création de cartographie de l’environnement humain. Ce processus permet d’établir une cartographie précise des données socio-culturelles de la population mais permet également de localiser les infrastructures d’ordre culturels ou communautaires et d’identifier les principaux interlocuteurs comme les liens entre les différents acteurs locaux.

Contrairement à l’environnement physique et aux caractéristiques artificielles, collecter des données sur l’environnement humain représente un challenge complexe. Potentiellement soumises à des changements rapides – parfois spectaculaires – selon les situations, ces données doivent posséder une dimension spatiale et temporelle pour permettre des analyses approfondies.

Une approche formalisée par la National Geospatial-Intelligence Agency (NGA)

Référente dans le domaine du GEOINT, l’agence américaine a dû s’adapter rapidement pour répondre aux besoins des forces armées et intégrer l’environnement humain à ses analyses. La géographie humaine est aujourd’hui devenue l’un des facteurs clé qui façonnent les analyses de l’agence bien que l’approche de la NGA diffère quelque peu des programmes HTS. En effet, pour consolider ses données dans le domaine, l’agence se focalise d’avantage sur l’exploitation de sources géospatiales à la fois traditionnelles et non traditionnelles (géographie humaine, IMINT et médias sociaux) depuis ses locaux aux Etat-Unis plutôt que d’envoyer des équipes auprès de la population.

L’analyse des données géospatiales collectées par l’agence, telles que les routes, les bâtiments et les rivières est complété par l’étude des médias sociaux qui va apporter une masse d’information critique à la compréhension des populations d’une région. Cette approche permet par exemple de comprendre comment les gens se déplacent sur un territoire et comment ces dynamiques évoluent avec le temps.

Le défi de collecter des données

Les progrès technologiques de ces dernières années ont révolutionné les moyens de collecter des données et cartographier le monde qui nous entoure. L’explosion des moyens de collecte et sources potentielles (médias sociaux, smartphones) ont démultiplié les possibilités de cartographier la vie des gens à travers le monde. Les téléphones mobiles, caméras vidéo, ordinateurs et autres instruments qui produisent des masses considérables de données spatiales mettent les services de renseignement au défi de les exploiter efficacement afin d’en tirer de la valeur.

Autre capacité de collecte déterminante pour l’étude de l’environnement humain, l’analyse sémantique permet de dériver des informations depuis des sources non structurées au format texte. Articles, livres, emails, flux RSS et blog, ces différents supports peuvent contenir des informations de valeur tel que des noms de personnes, d’organisation ou encore de lieux géographiques, pouvant enrichir les bases de données. Cependant certains défis demeurent pour distinguer les noms de lieu ou de personnes ainsi que dans l’interprétation de plusieurs langues.

L’importance des réseaux sociaux

La montée en puissance des réseaux sociaux offre de nouvelles possibilités de recherche ainsi que la capacité de comprendre les activités socio-culturelles de personnes ou groupes de personnes. L’exploitation de ces médias permet de cartographier les réseaux de qui, de quoi et permet de les rattacher à des emplacements géographiques. Cette approche permet également de cartographier la propagation géographique d’idées, activités ou même de croyances.

« Durant le printemps arabe, nous avons pu voir comment les troubles se sont répandus d’un pays à un autre », Rebecca Garcia, Directrice des solutions renseignement chez SAS Federal

Ce type d’analyse permet d’extraire et d’identifier le sentiment populaire, négatif ou neutre de données à grande échelle. A titre d’exemple, les manifestations (non violentes et violentes) qui ont secoué le Moyen-Orient lors de la vague révolutionnaire du printemps arabe des années 2010 et 2012, ont largement été alimentés par les médias sociaux.

Anticiper les comportements

L’analyse des comportements et la formalisation de règles pertinentes pour les modéliser permet d’automatiser certaines tâches de surveillance et d’analyse des données. L’utilisation de ces algorithmes ainsi que des modèles définis en fonction des facteurs relevés par les analystes permet de réaliser des analyses de réseaux mais aussi d’anticipation par le biais d’analyses dites « prédictives ».

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Image: Web of War, Weinberger (2011).

Cette approche déterministe permet à la fois d’anticiper les comportements comme de réduire le potentiel de partialité lié à certaines analyses. Très populaire au sein des services de polices, cette technique est aujourd’hui très répandue pour exploiter au mieux les renseignements criminels sur un territoire.

Créer une synergie

La création en 2011 du World-Wide Human Geography Data Working Group (WWHGD WG) marque un tournant dans l’approche américaine de la géographie humaine en adoptant une stratégie plus transverse et collaborative. Présidé par le Département d’État et animé par la NGA, ce groupe de travail vise à bâtir une véritable communauté par des partenariats volontaires autour de la géographie humaine dans le but de faciliter la sécurité des personnes à travers le monde.

Ce projet vise à coordonner les efforts de production et de collecte des données entre organisations gouvernementales et non gouvernementales (au nombre de 200 actuellement). Ce groupe est une réponse aux besoins croissants de données sur l’environnement humain à l’échelle mondiale. Les démarches entreprises à travers cette initiative vont permettre d’apporter une compréhension plus profonde des cultures, des activités et soutenir d’avantages les réponses aux situations d’urgences telles que les crises humanitaires ou catastrophes majeures.

Conclusion

Tombé en désuétude outre-atlantique après le conflit du Vietnam, la géographie humaine occupe aujourd’hui une place prépondérante dans la stratégie américaine. Véritable science interdisciplinaire dans laquelle on retrouve de nombreux éléments provenant de la sociologie, de la politique, de l’économie, la démographie et l’ethnologie, la géographie humaine est une discipline nécessaire pour assurer la compréhension profonde des populations mais aussi sur les dynamiques qui conduisent et contextualisent leur comportement sur un territoire.

Il ne fait nul doute que les forces armées devront être davantage exposées aux concepts de la géographie humaine et posséder des connaissances régionales spécifiques sur les populations locales pour réussir leurs missions. Si des programmes impliquant des anthropologues ont été initié par les forces armées américaines dans le but de comprendre davantage les populations (à l’image du Human Terrain System), ils sont aujourd’hui en perte de vitesse au profit de l’utilisation de modèles comportementaux et moyens techniques moins coûteux.

Les défis à relever pour cartographier efficacement l’environnement humain sont nombreux et la tâche est complexe, mais les technologies d’aujourd’hui permettent d’apprécier des informations que l’on pensait encore inaccessibles il y a quelques années. L’avènement d’Internet et des réseaux sociaux constitue une ressource extrêmement prolifique pour la compréhension de l’environnement humain et fait aujourd’hui l’objet de toutes les attentions des services de renseignements tant pour les opérations extérieures que la lutte contre le terrorisme.

Si l’exploitation des masses de données combinée au développement de l’intelligence artificielle permet la mise en place de modèles prédictifs complexes de plus en plus fiables, les services de renseignement auront le défi de prévoir l’imprévisible sans pour autant sombrer dans le déterminisme.

Jean-Philippe Morisseau

Bibliographie

  1. Joel Wainwright, « Geography counterinsurgent » https://www.counterpunch.org/
  2. Greg Slabodkin, « GEOINT tradecraft: ‘Human geography’ https://defensesystems.com/articles/2013/10/29/geoint-human-geography
  3. Major General Michael T. Flynn, Captain Matt Pottinger, Paul D. Batchelor, « Fixing Intel: A Blueprint for Making Intelligence Relevant in Afghanistan » http://www.kalasnyikov.hu/dokumentumok/afghanintelflynn.pdf
  4. Derek Gregory, « The Biopolitics of Baghdad: Counterinsurgency and the counter-city » https://geographicalimaginations.files.wordpress.com/2012/07/gregory-the-biopolitics-of-baghdad-full-copy.pdf
  5. Committee on the Future U.S. Workforce for Geospatial Intelligence; Board on
    Earth Sciences and Resources; Board on Higher Education and Workforce; Division
    on Earth and Life Studies; National Research Council, « Future U.S. Workforce for Geospatial Intelligence »
  6. U.S. Army Major James F. Razuri, « Harnessing the Human Domain in Warfare »
  7. Todd Sweet and Caroline S. Stringer, « World-Wide Human Geography Data
    Working Group »

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