L’image du satellite de reconnaissance qui va alimenter les combattants en informations tactiques en temps réel est aujourd’hui présente dans de nombreux esprits, elle est pourtant largement fantasmée. Loin de remettre en question le rôle de l’espace dans les opérations militaires, le domaine de l’observation spatiale reste aujourd’hui à la peine tant la mise en œuvre des satellites et leur exploitation reste un processus complexe.

Aux lendemains de la Guerre du Golfe en 1991 le constat est pourtant sans appel, les moyens spatiaux (géolocalisation, communication et observation) ont joué un rôle crucial dans l’issue du conflit et se sont révélés être un véritable multiplicateur de force.

« Les moyens de reconnaissance spatiale sont régis par Dieu et Kepler. Ils sont utiles sur les questions stratégiques. Ils sont utiles à voir ce que va donner la prochaine récolte de céréales. Mais ils sont inutiles à quatre heure moins cinq pour attaquer à quatre heures. » Général (CR) Michael J. Dugan ex-chef d’état-major de l’USAF.

Cependant, le conflit du Golfe a souligné les limites des satellites d’observation pour répondre à l’effervescence des besoins aux niveaux opératif et tactique. Certaines frappes aériennes ont même été planifiées en fonction des heures de passage des satellites du NRO afin d’optimiser les délais de production des analyses évaluant l’efficacité des frappes aériennes (Battle Damage Assessment). Une situation paradoxale lorsque l’on considère que c’est aux outils de s’adapter aux modes d’actions et non l’inverse. Peu flexible et complexe, le mode de fonctionnement des satellites d’observation requiert des expertises et systèmes qui peinent encore à s’adapter au rythme des opérations.

Ces incapacités ont été palliées par le déploiement de systèmes de reconnaissances aériens tels que les avions mais aussi les drones qui ont su jouer un rôle majeur pour alimenter les forces armées en temps réel grâce au développement de capteurs, capables de Full Motion Video (FMV) dès la fin des années 90. Seulement le spectre d’un conflit de haute intensité et la grande vulnérabilité de ces vecteurs face aux menaces sol-air met à mal ce concept, aujourd’hui devenu essentiel et trop souvent considéré comme acquis par les forces armées.

« Il y a un rôle pour la Space Force dans le domaine » Général Jay Raymond, chef des opérations spatiales

Si le National Reconnaissance Office (NRO) n’a pas manqué de lancer des initiatives ces dernières années dans le but d’optimiser l’emploi de sa flotte de satellites d’observation (notamment avec le programme Sentient) et réduire le processus TCPED (Tasking, Collection, Processing, Exploitation and Dissemination), l’approche n’a pas convaincu et a poussé les armées à se tourner vers des solutions nouvelles, architecturées autour de leurs besoins et systèmes opérationnels.

Les nouvelles sentinelles du champ de bataille

A l’aube du New Space et des constellations de petits satellites, la Space Force reconnaît qu’il y a une opportunité pour créer « une couche » de petits satellites de reconnaissance tactiques. Si aucun plan ne semble clairement défini pour le moment, la Space Force considère le sujet avec le plus grand sérieux estimant que la dynamique jusqu’alors en place, qui partage les rôles entre le NRO pour concevoir et exploiter la flotte satellites de reconnaissances US (KH11 pour la composante optique et Lacrosse pour l’imagerie SAR) et la NGA pour analyser et élaborer des produits de renseignement au profit des décideurs et des forces combattantes a changée.

Invoquant des coûts de de production et de mise en orbite très accessibles, les constellations de petits satellites offrent beaucoup de pertinence sur le plan opérationnel. Une ambition qui fait écho aux travaux menés par l’US Army ces dernières années. Cette dernière s’est employée à prouver la faisabilité d’une constellation de satellites de reconnaissance à vocation tactique pour apporter un soutien direct aux forces terrestres.

« Les petits satellites offrent la perspective de transformer le domaine de l’observation spatiale pour le rendre plus agile, moins coûteux amenant jusqu’à les considérer comme des consommables afin de collecter des informations d’opportunité sur le champ de bataille. »

En lançant en octobre dernier le développement de la tranche inaugurale de l’architecture spatiale de la défense nationale (baptisée Tranche 0), la Space Development Agency (SDA) a affiché son ambition de mettre en place une architecture hybride intégrant capacités existantes et futures d’alerte antimissile/défense antimissile (MW/MD). Chaque satellite sera doté d’un capteur infrarouge à « large champ de vision » capable de détecter et de suivre les menaces avancées de missiles balistiques ou hypersoniques depuis une orbite terrestre basse. Les satellites seront également équipés de liaisons optiques pour transmettre des données aux satellites relais de la couche transport.

Sur un autre plan, l’expérience acquise avec Kestrel Eye a démontré comment l’armée pouvait employer un satellite d’observation pour fournir régulièrement et sous les plus brefs délais, des images du champ de bataille aux combattants. Mais l’armée américaine veut aller plus loin dans sa démarche, en créant de véritables « sentinelles » du champ de bataille capable de détecter automatiquement les menaces, au-delà du champ visuel des forces combattantes, en quasi temps réel.

Une approche ravivant le concept du Red Force Tracking (déjà évoqué dans cet article), permettant d’identifier et de suivre une situation tactique actualisée des mouvements ennemis. En localisant et en signalant la présence d’ennemis aux combattants, l’US Army souhaite également réduire la boucle Sensor to Shooter en transmettant les informations produites par les satellites de reconnaissance via des liaisons de données tactiques afin de faciliter une action rapide des forces engagées sur le terrain.

Le projet Convergence

Depuis quelques années déjà, l’US Army recherche activement des solutions innovantes afin de garder un avantage décisif sur ses adversaires potentiels. Loin d’être uniquement fantasmée, la détection de menaces depuis l’espace et sa transmission aux combattants en boucle courte a été expérimenté en 2020 lors d’une démonstration du projet Convergence qui s’est tenu à Yuma en Arizona.

Mené conjointement par la Space Development Agency (SDA) et l’US Army, ce projet a été présenté comme une campagne d’apprentissage, destinée à exploiter le potentiel des capacités spatiales tactiques émergente. Cette démonstration a notamment permis de mettre en pratique une chaîne de détection et de désignation de cibles en boucle courte, tout en expérimentant des algorithmes d’intelligence artificielle et en s’interfaçant directement avec les nœuds C2 déployées sur les théâtres d’opérations et en allant jusqu’à transmettre les informations sur les systèmes tactiques employés par les combattants en s’appuyant sur les liaisons de données tactiques (à l’image du logiciel ATAK).

Si les satellites utilisés durant cet exercice grandeur nature ne sont pas nommément cités, il y a fort à parier que le satellite expérimental Kestrel Eye de l’US Army était de la partie, des constellations commerciales (des sociétés Maxar, Planet, Blacksky) auraient également été sollicités par le biais du NRO.

L’exercice à permis de dérouler le scénario suivant :

  1. Un satellite prend des images du champ de bataille
  2. Une station terrestre TITAN reçoit les images
  3. Une IA Prometheus traite les images pour détecter les menaces
  4. Les menaces identifiées sont transformées en données de ciblage puis envoyées via des moyens SATCOM
  5. Les données de ciblage sont réceptionnées par les structures C2 déployées et disséminées aux combattants sur leur logiciels tactiques respectifs
  6. Une IA recommande la meilleure solution de tir aux combattants
  7. La recommandation est approuvée et les données de ciblage sont envoyées au tireur ou système d’arme

Une approche multi-domaine et interopérable

Une des clefs de voûte de cette approche multi-domaine, c’est le système TITAN (Tactical Intelligence Targeting Access Node), une station sol scalable et modulaire, capable de réceptionner et fusionner les données provenant des capteurs terrestres, aériens et spatiaux dont dispose les armées afin de produire le renseignement tactique dont les combattants ont besoin, puis de leur transmettre en quasi temps réel via des moyens de communications par satellite et liaisons de données tactiques.

La plateforme TITAN intègrera notamment une IA baptisée Prometheus, une intelligence artificielle de reconnaissance d’image chargée de détecter les menaces identifiables dans les images et de les transformer en données utilisables par les opérationnels, pour des missions de ciblage.

Si certains de ces rouages sont encore perfectibles au regard des tests qui ont pu être menés (notamment concernant la fiabilité de l’IA Prometheus), on retrouve ici le concept du « Sensor to shooter » bien connu du domaine de l’appui aérien, qui traduit la capacité à transmettre rapidement les informations utiles aux combattants à travers la bulle tactique. Cependant l’apparente complexité du système et les défis qui restent à relever en dit long sur le chemin qu’il reste à parcourir avant d’apporter pleine satisfaction sur le plan opérationnel.

L’IA au cœur du processus

Dans la conception du projet convergence, l’intelligence artificielle trouve naturellement sa place dans le processus décisionnel à travers la valorisation des images des satellites de reconnaissance tactiques pour détecter les menaces, mais aussi en bout de chaîne, pour apporter des recommandations utiles comme le système d’armes le plus adapté pour répondre à une situation. Deux IA baptisées Firestorm et SHOT se partagent cette tâche pour faciliter les choix des opérateurs lors d’engagements de courte ou moyenne portée.

L’IA Firestorm par exemple, a été développée pour traiter les engagements de courte portée et rempli plusieurs fonctions, chacune avec un équilibre différent d’automatisation et d’intervention humaine. En premier lieu, l’IA est chargée de récupérer et d’analyser les données issues des satellites, des drones et des capteurs au sol afin de fournir une vision unifiée de la situation tactique aussi appelée Common Operation Picture (COP). Cette approche aide les troupes à mieux coordonner ses manœuvres, éviter les tirs amis et surtout localiser les ennemis bien avant qu’ils ne puissent les voir physiquement (Red Force tracking).

Dans un deuxième temps, les algorithmes de Firestorm peuvent hiérarchiser les cibles potentielles, calculer quelles unités sont les mieux équipées et positionnées pour les engager, allant jusqu’à transmettre les informations de ciblage directement aux systèmes de contrôle de tir de leurs armes en prenant notamment en charge l’AFATDS de l’artillerie et les systèmes d’armes informatisés (RWS) installés sur de nombreux Humvees et MRAP de l’US Army.

Un aspect intéressant de cette approche tiens surtout au fait que l’IA Firestorm n’est pas la seule intelligence artificielle qui travaille à connecter les capteurs au plus près des combattants. En effet, l’US Army envisage de fédérer jusqu’à plusieurs IA spécialisées dans leur domaine, apportant différents types de soutien aux utilisateurs sur des problématiques ciblées.

Un bilan à nuancer

Selon les responsables du projet, de la détection à la réception des informations sur le terrain, l’US Army aurait réussi la prouesse de réduire le processus de l’exploitation d’images prises par des satellites à quelques minutes seulement ! Un résultat encourageant qu’il faut néanmoins nuancer lorsque l’on considère les systèmes réellement employés. Les plateformes TITAN n’existent aujourd’hui qu’a l’état « embryonnaire » et seules des stations sol de substitution ont été mis en œuvre pour l’exercice. Développés par Lockheed-Martin, les premier prototypes de TITAN sont attendus pour 2022.

Les satellites d’observations tactiques comme la couche de transport qui sera en charge d’acheminer les données des satellites d’observation n’étant pas encore opérationnels (les vingt premiers satellites devraient être mis en orbite en 2022), les tests se sont appuyés sur les moyens d’observation commerciaux et de communications SATCOM aujourd’hui employés par le Pentagone.

De plus, le satellite Kestrel Eye de l’US Army offre une résolution d’image insuffisante pour détecter des menaces pertinentes sur le plan tactique (pour en savoir plus voir cet article). Il est donc fort probable que l’US Army ce soit appuyé sur d’autres capteurs optiques (probablement commerciaux) au cours de cette expérimentation.

Ce qu’il faut retenir

La démarche de l’US Army et du SDA doit attirer notre attention sur plusieurs points:

  • Loin des logiques de grands programmes, le cadre de cette expérimentation a permis de créer du retour d’expérience rapidement en se confrontant aux conditions du réel avec les moyens actuellement disponibles
  • Elle vise à démontrer la faisabilité technologique des différentes composantes de leur système, quitte à se tromper
  • Elle permet d’impliquer les personnels militaires dans une dynamique de changement favorisant l’adoption de ces nouveaux outils, tout en identifiant les potentiels problèmes que représente une telle démarche
  • Elle souligne également la perte de légitimité du NRO et de la NGA (malgré leur collaboration au projet) pour soutenir les forces dans le contexte de la conduite des opérations

Une petite révolution culturelle en soi.

Au-delà de la démonstration technologique, l’expérimentation avait semble-t-il une autre portée, moins soupçonnée mais pas moins importante, visant à convaincre en interne sur le bien fondé d’une telle approche et démontrant concrètement ce que l’espace peut apporter sur le plan tactique. Il n’est donc pas anodin que la Space Force prenne publiquement position sur le sujet pour afficher ses ambitions en la matière.

L’engouement pour le développement de constellations de petits satellites en orbite basse rejoint la vision exprimée par le SDA quelques mois plus tôt, et rappelle l’intérêt du Pentagone pour disposer d’infrastructures spatiales résilientes. A l’heure où les Etats-Unis sont prêts à reconsidérer la possibilité de conflits de haute intensité, l’espace est plus que jamais un outil essentiel de la puissance militaire.

Jean-Philippe Morisseau

67 réflexions sur “La révolution tactique de l’observation spatiale

    1. La « souveraineté nationale » est de tous les discours, dans la réalité ce sont les géants du numériques d’origine américaine, mais qui se veulent mondiaux qui tiennent le manche!

      Le trafic des datas par les satellites, c’est 1% du trafic mondial.
      https://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/l-ue-veut-proteger-l-internet-et-ses-communications-depuis-l-espace-20220214

      Le reste passe par les câbles sous-marins:
      https://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/les-geants-americains-font-main-bassesur-les-cables-sous-marins-et-les-satellites-20220424

      L’Europe le sait et laisse faire!
      https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/05/12/l-europe-est-en-passe-de-perdre-la-guerre-des-cables-sous-marins_6080012_3232.html

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      1. La société française Exotrail a fait une levée de fonds digne d’une société d’outre-Atlantique:
        https://www.lesechos.fr/industrie-services/air-defense/exotrail-fait-la-course-en-tete-dans-le-new-space-francais-1904402

        Croisons les doigts.

        De même la société Preligens a de très grandes ambitions…
        https://www.lesechos.fr/start-up/ecosysteme/deftech-la-pepite-du-renseignement-preligens-attire-loeil-dinvestisseurs-1905951

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  1. Un article intéressant sur le sujet à lire absolument avant la fin du mois de janvier 2023: « Enquêtes et renseignement numérique dans la guerre en Ukraine » de Kévin Limonier et Marie-Gabrielle Bertran dans Multitudes 2022/4 (n° 89), pages 88 à 94:

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